Collectif de défense du journaliste Ihsane El Kadi, au tribunal, le 4 juin 2023. De gauche à droite: Abdelah Heboul, Zoubida Assoul, Mokrane Ait Larbi, Baya Merad, Mustapha Bouchachi, Nabila Smain, Noureddine Ahmine
Le procureur général de la cour d’Alger a confirmé, le dimanche 4 juin, le réquisitoire de première instance contre Ihsane El Kadi et la société Interface Médias, éditrice des médias qu’il dirige, Radio M et Maghreb Emergent. Accusé de « réception de fonds de l’étranger à des fins de propagande » et « pour accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité et au fonctionnement normal des institutions », sur la base de l’article 95 et 95 bis du code pénal, Ihsane El Kadi a été condamné en première instance à cinq ans de prison, dont trois ans fermes.
Appelé à la barre, Ihsane El Kadi, entouré de ses avocats, a été interrogé par le juge sur le fonctionnement de l’agence Interface Médias, son modèle économique et ses sources de revenus. Le juge lui a demandé la source de la somme de 20 000 livres sterling, dont on a trouvé trace sur son téléphone portable. « C’est l’argent des actionnaires. Les comptes bancaires l’entreprise étaient bloqués suite à une mesure des services des impôts, nous avons neuf milliards de dettes auprès des impôts. A partir de 2020, nous avons demandé aux actionnaires d’injecter de l’argent dans la société et qu’on allait les rembourser. Ma fille Tinhinane qui est actionnaire a été la première à avoir envoyé sa contribution », a-t-il expliqué.
« Interface Médias a plusieurs actionnaires, dont Général Emballage, le groupe Hasnaoui, Nabil Mellah, patron de Mérinal, qui est en prison à cause de ses liens avec Radio M, et bien d’autres que je ne voudrais pas citer pour ne pas leur causer de l’embarras », répond-t-il au juge quand il lui demande qui sont les actionnaires de la société.
« Le dernier jour de ma garde à vue à Antar, on m’a interrogé sur le fichier contenant la liste des actionnaires. Ils ont barré les noms de tous les actionnaires, et n’ont laissé que celui de ma fille Tinhinane et celui de Slim Othmani. Ils ont pris une capture d’écran de ma discussion avec un cambiste, avec lequel je traitais pour rapatrier l’argent en dinars», indique encore Ihsane El Kadi.
Le juge lui demande alors de lui expliquer la nature de sa relation avec une association basée à Marseille en France portant le nom de « Interface Deux rives ». Ihsane El Kadi explique que c’est une association à but non lucratif, dont le president est un journaliste algérien basé en France. « Il est président du Conseil d’administration d’Interface Médias et je suis le directeur général. On lui a proposé de créer un site web pour son association. En tant qu’agence de communication, Interface Médias offre ce genre de services », explique Ihsane El Kadi.
Aucun fait justifiant la « propagande politique » n’est mentionné
Ihsane El Kadi est ensuite interrogé sur Radio M et la nature des contenus qu’elle produit. « Si le président ne l’a pas fermée elle aurait fêté ces dix ans cette année », répond Ihsane El Kadi au juge lorsqu’il lui demande depuis quand existe Radio M. Quant à la nature du contenu, Ihsane El Kadi répond :
« Le public dit que quand quelqu’un veut devenir ministre, il passe sur radio M, et celui qui l’a été et veut parler de son parcours il vient à radio M ». C’est pour dire la notoriété de Radio M.
Le juge rétorque : « Donc des contenus politiques ».
« Nous avons une bonne réputation. Nous avons des contenus politiques, sociaux, économiques et même culturels. Nous avons aussi ouvert notre espace aux opprimés », a expliqué El Kadi.
Le avocats d’Ihsane El Kadi, plus d’une dizaine, dont deux du collectif international qui s’est constitué pour sa défense, ont tenté de démonter qu’il n’existe aucun fait dans le dossier prouvant et justifiant l’accusation de « propagande politique », ni même la source du présumé « financement étranger » qui aurait servi à cette propagande.
Me Fetta Sadat a pointé l’absence de valeur juridique de ce dossier dont tout le contenu a été créé, selon elle, par les services de la sécurité intérieure, durant la longue garde à vue de cinq jours, à partir de son téléphone portable :
« Ihsane El Kadi est accusé de porter atteinte à la sécurité de l’Etat comme un terroriste, alors qu’il n’a fait qu’exprimer ses opinions. Ce qu’on lui reproche réellement est qu’il aborde des sujets qui intéressent la société, il a ouvert un espace de liberté d’expression aux citoyens et celle-ci est garantie dans notre pays », indique-t-elle au juge.
Me Nabila Smaïl a pour sa part relevé le fait que le parquet n’a ramené aucune preuve que les 20 000 livres sterlings ont servi pour faire de la propagande politique. Elle indique, par ailleurs, que « C’est un dossier qui n’est basé sur aucun fait, et qui a été monté selon les humeurs des personnes, et Ihsane El Kadi a été condamné selon des humeur de personnes ».
« Ihsane El Kadi représente un danger pour le pays que son père Bachir El Kadi a libéré. Ayez peur de dieu ! », lance-t-elle avant d’être interrompu par le juge : « Nous ne sommes pas en train de juger la justice ! ».
Au tour de Me Badi de s’interroger sur l’absence totale de faits qui prouvent qu’Ihsane El Kadi a fait de la « la propagande politique ».
Me Badi, dont la voix retentissait fortement dans la salle d’audience, se retourne cette fois vers le procureur général et s’interroge : « En Algérie, il y a plusieurs médias qui font de la propagande et qui passent leurs journées à mentir au peuple. Ce sont les chaînes publiques. Est-ce que la télévision publique ou un autre média peut oser aujourd’hui inviter une personne qui critique le système politique du pays ? Impossible. Ils parlent d’autres choses, mais jamais de la vérité ! c’est ça la propagande ! Ihsane par contre a invité des gens qui ont fait des analyses et dit des vérités sur le pays ».
Il explique que dans le dossier d’Ihsane El Kadi il n’y a aucun fait qui a été mentionné comme étant de la propagande politique : « Est-ce qu’il y a dans ce dossier une expression, une vidéo, ou même un mot qui prouve cette propagande de laquelle est accusé Ihsane El Kadi ? Y’en a pas ! ».
Me Badi ne s’est pas retenu de remettre en question l’article 95 du code pénal et l’accusation de propagande qui y est mentionnée :
« Il n’y a que dans les pays sous-développés qu’on parle encore de propagande, et nous savons que le dernier chef d’Etat à avoir eu un ministère de la propagande a été Hitler. C’est les nations en retard qui croient que tout le monde complote contre elles. Les accusations contre Ihsane El Kadi nous tirent clairement dans le sens du procès politique. C’est un dossier politique par excellence ! », lance-t-il.
Me Badi, qui estime que les accusations de propagande remonte au moyen âge et avant la deuxième guerre mondiale, s’indigne devant le juge :
« C’est une honte qu’on ramène quelqu’un et qu’on l’accuse de chefs d’inculpation dont la peine est de sept ans de prison ferme, et on lui dit qu’il a reçu un financement de l’étranger pour faire de la propagande politique, et qu’on ne mentionne aucun fait précis. Qui est le responsable de cette détention ? qui est le responsable de toute cette diffamation ? Et je ne parle pas de Ihsane, mais de la réputation de notre pays », estime Me Badi, avant de citer la lettre ouverte de dix intellectuels de renom adressée au chef de l’Etat et publiée dans le quotidien Le Monde : « En des termes forts, Noam Chomsky, un prix Nobel et d’autres intellectuels disent à Tebboune que l’Algérie est un grand pays, ne le transformez pas en un immense cachot ! ».
« Le jugement que vous allez rendre, vous allez l’écrire avec votre stylo, et il sera appliqué sur vous, et l’histoire aussi », poursuit-il.
Défendu par un collectif d’avocats algériens et deux avocats internationaux, le tunisien Fethi Rebii et l’algéro-belge Baya Merad, Ihsane El Kadi à pour la première répondu aux questions du juge dans cette affaire. Lors de son procès en première instance il avait opté pour le silence et ses avocats ont boycotté l’audience en raison des violations des procédures qui ont entaché cette affaire. D’ailleurs, à l’ouverture de l’audience de ce procès en appel, le collectif de défense a relevé les différentes violations des procédures dont l’arrestation en pleine nuit d’Ihsane El Kadi par des agents de la DGSI. Les avocats Saïd Zahi, Zoubida Assoul, Abdallah Haboul, et Baya Merad ont soumis sept requêtes à la cour concernant l’irrecevabilité et l’inconstitutionnalité de plusieurs articles du code des procédures pénales et ont demandé de les soumettre à la Cour Suprême. Le collectif de défense a également demandé la liberté provisoire pour Ihsane El Kadi. Mais toutes les demandes ont été rejetées par le procureur général. L’appel interjeté par le collectif de défense concernait le journaliste Ihsane El Kadi seulement, et non la société Interface Médias, dont la dissolution a été prononcée par contumace par le tribunal de première instance. Mais à la grande surprise, le représentant de l’Autorité de régulation de l’audiovisuel, constitué en partie civile contre Interface Médias, a été appelé à la barre. Le procureur général a requis la confirmation du réquisitoire de première instance. Les avocats ont longuement remis en cause la confusion persistante entre la personne physique et la personne morale. Preuve, s’il en est, que c’est bien un procès contre le journaliste et ses médias.
La cour d’Alger va délibérer le 18 juin prochain.
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